Leur amitié nous fut comme une pièce sèche et un feu pour des voyageurs transis de froid.

Robery Montgomery - The People you love become ghosts inside of you, 2010


Est-ce là la base de l’amitié ? Est-ce aussi réactif que cela ? Ne répondons-nous qu’aux êtres qui paraissent nous trouver intéressants ? Notre amitié pour les Lang est-elle issue d’une simple gratitude envers cette femme qui eut la gentillesse de rendre visite à une jeune inconnue coincée dans un sous-sol sans occupation ni connaissances ? Étais-je à ce point avide de louanges qu’entendre déclarer qu’ils avaient aimé ma nouvelle suffît à me faire éprouver de la sympathie pour eux deux ? Est-ce que tous nous vrombissons, tintons ou nous illuminons quand, et seulement quand, on appuie sur nos touches de vanité ? Puis-je, dans toute ma vie, trouver quelqu’un que j’aie bien aimé sans qu’il eût d’abord montré des signes de m’aimer bien ? Ou alors (et j’espère que c’est le cas) ai-je éprouvé ce sentiment pour Charity dans l’instant, parce qu’elle était ce qu’elle était, ouverte, aimable, franche, un rien grivoise comme cela apparut par la suite, décidée, attentive aux autres, aussi débordante de vitalité que son sourire était radieux ?

Elle, et sans doute son mari avec elle, représentait la culture, les bonnes manières, la considération pour autrui, la propreté du corps, l’intelligence et l’élévation de la pensée, toutes choses qui étaient les objectifs d’étrangers dans mon genre, barbares éblouis venus de l’Ouest, qui ne pensaient qu’à entrer dans Rome. Je suis sûr que ma sympathie se mêlait d’une déférence presque égale, respect trop sincère pour être entaché d’envie.

Orphelins venus de l’Ouest, nous avions échoué à Madison et les Lang nous adoptèrent au sein de leur nombreuse, riche, influente et rassurante tribu. Nous nous aventurâmes, telle une paire d’astéroïdes, dans leur univers newtonien bien réglé, et ils nous capturèrent par un effet de leur gravitation, firent de nous des lunes et nous placèrent en orbite autour d’eux.
Ce dont les gens désorientés ont le plus besoin est l’ordre, ce à quoi aspirent les déracinés est un lieu où se poser.

Accoutumés que nous étions à la pénurie et aux espérances modestes, leur amitié nous fut comme une pièce sèche et un feu pour des voyageurs transis de froid. Nous nous y sommes blottis en nous frottant les mains avec délice, et n’avons ensuite plus jamais été les mêmes. Nous en retirâmes une meilleure opinion de nous-mêmes, une meilleure vision du monde.

L’ambition est une voie, non une destination, et cette voie est essentiellement la même pour tout le monde. Quel que soit l’objectif, elle nous fait traverser des régions dignes du
Voyage du pèlerin, qui ont nom motivation, dur labeur, constance, ténacité, force d’âme face à l’échec. Livrée à elle-même avec la bride sur le cou, l’ambition devient un vice ; elle peut faire de l’homme une machine qui ne sait que fuir en avant. Bien conduite, elle peut être autre chose – peut-être un chemin vers les étoiles.
Je soupçonne que ce qui agace tant les hédonistes chez les bourreaux de travail est que ces derniers, sans drogues ni débauches, s’amusent beaucoup plus.

L’enseignement, pratiqué trop longtemps, pouvait faire d’un bon écrivain un Henry James de vingt-cinq watts.

L’ordre est, de fait, le rêve de l’homme, mais le chaos, autrement dit le hasard aveugle, insensé, reste la loi naturelle.
On peut faire les projets que l’on veut. On peut s’attarder au lit le matin et noircir des cahiers avec ses desseins et ses intentions. En l’espace d’un simple après-midi, en quelques heures, en quelques minutes, tout ce que l’on a prévu et tout ce pour quoi l’on s’est échiné peut être anéanti comme une limace sur laquelle on verserait du sel. Et jusqu’à l’instant où l’on se résorbe en bave écumeuse, on peut penser qu’on s’en sort bien.

Je me demande si je serais capable de recréer aucun d’entre nous sans que ces portraits soient pollués par de l’apitoiement ou de l’auto-apitoiement. L’
amicitia est un courant d’eau pure. Trop de millionièmes de ce toxique risquerait de la rendre imbuvable.

La jeunesse, ça n’a rien à voir avec l’âge chronologique. La jeunesse, ce sont les périodes d’espérance et de bonheur.

La grandeur déchue s’est toujours révélée plus instructive que la perfection. Il n’était que de regarder les différentes représentations picturales : tous ces christs dont le visage terne démentait les plaies sanglantes, tous ces anges sans caractère. La sainteté n’avait d’autre expression possible qu’une ombre de sourire. Judas en revanche, s’appliquant lors de la Cène à dissimuler sa trahison, avec derrière lui ce chat symbolique, c’était bien autre chose du fait de sa complexité humaine. Si, parcourant la rue Tornabuoni, vous aviez vu au même instant Béatrice avec son sourire bienveillant et Ugolin rongeant le crâne de Ruggieri, lequel eût accroché votre regard ?

Ce sourire était une fenêtre ouverte sur son incandescence intérieure. Sa gaieté jaillissante nous submergeait, nous emportait, nous faisant oublier la pitié, la modération, l’inquiétude, tout ce qui n’était pas le plaisir de sa présence.


Wallace Stegner - En lieu sûr 
(Gallmeister Totem, 2017-Traduction Eric Chédaille)

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