« Vomir ou faire mes besoins devant lui me ferait le même effet »

Renaissance Ginger © Romina Ressia


J’ai beaucoup de compassion pour les êtres séduisants, parce que la beauté commence à s’étioler à l’instant où vous en êtes doté ; elle est éphémère. Ce doit être très dur. Devoir sans cesse prouver que vous ne vous réduisez pas à cela, vouloir que les gens ne s’arrêtent pas à votre apparence, avoir envie d’être aimé pour soi-même et non pour son corps splendide, ses yeux pétillants ou sa chevelure luxuriante.
[...] C’est si injuste. Après tout, personne ne demande à naître beau. Il est aussi injuste d’être dédaigné parce qu’on est séduisant qu’en raison d’une difformité.

Il ne pouvait détacher ses yeux de Laura, ai-je remarqué, il semblait hypnotisé, comme peut l’être une mangouste par un serpent, je dirais. Et elle en avait pleinement conscience. À la voir, on devinait que c’était son lot quotidien. Une blonde à gros seins, c’était si inévitable, si cliché. Les hommes tels que Raymond, les empotés sans attrait, se retournaient toujours sur les femmes de ce genre, étant dépourvus de la finesse d’esprit et de la sophistication nécessaires pour voir au-delà des glandes mammaires et des cheveux décolorés.

Certains êtres, les plus faibles, redoutent la solitude. Ils ne réussissent pas à comprendre qu’elle peut être très libératrice ; une fois qu’on réalise qu’on n’a besoin de personne, on devient capable de prendre soin de soi-même.
 


— Personne n’arrive jamais à l’heure à une soirée. C’est encore plus grossier que d’arriver avec un quart d’heure de retard, croyez-moi. [...] Franchement, Eleanor, ce n’est pas la peine d’être aussi tendue. Quand les gens disent 19 heures, ça signifie 19 h 30, au plus tôt. Nous serons sans doute les premiers !
Je n’en revenais pas.
— Mais pourquoi, au nom du Ciel ? Pourquoi dire une chose quand on en pense une autre, et comment savoir à quoi s’en tenir ?

[...]
 — C’est comme ça : tout le monde sait que si vous invitez des gens chez vous et que vous leur dites 20 heures, c’est toujours un cauchemar de les voir arriver à 20 heures, parce que vous n’êtes pas prête, vous n’avez même pas eu le temps de faire le ménage ou de sortir les poubelles ou je ne sais quoi. C’est un peu… passif-agressif, presque, d’arriver à l’heure, ou pire, en avance.
— Je ne comprends rien à ce que vous racontez. Quand j’invite des gens chez moi en leur disant de venir à 20 heures, je m’attends à ce qu’ils arrivent à 20 heures et je me tiens prête à les recevoir à l’heure dite. C’est manquer d’organisation que de concevoir les choses autrement.

[...] il fallait que je prenne le temps de considérer le rapport risques/bénéfices. L’augmentation de salaire compenserait-elle l’accroissement de travail administratif fastidieux, le surcroît de responsabilités qu’exigerait le fonctionnement efficace du service et, pire, l’augmentation significative de mon degré d’interaction avec mes collègues ?

— Je peux aller vous chercher un verre ? a hurlé l’homme, essayant de couvrir le morceau suivant.
[...]
 — Non merci, ai-je dit. Je préfère refuser, parce que si j’acceptais, il faudrait que je vous offre un verre en retour, et je crains de ne pas avoir envie de passer en votre compagnie le temps nécessaire à vider deux verres.

Le hic, c’est que je ne sais pas faire semblant. [...] Mais, à force d’observer les gens depuis mon banc de touche, j’avais fini par comprendre que le succès en société dépendait souvent de la capacité à faire semblant. Les personnes populaires devaient savoir rire de choses qu’elles ne trouvaient pas très drôles, et faire ce qu’elles n’avaient pas envie de faire avec des gens qu’elles n’appréciaient pas plus que ça. Moi pas.

Le seul critère qui compte pour moi est la propreté, ce qui m’oblige à rejeter beaucoup de lectures potentielles lorsque je vais à la boutique de charité. Je ne me rends jamais à la bibliothèque pour la même raison, bien que, en théorie comme en pratique, les bibliothèques soient des palais dédiés à l’émerveillement. Ce n’est pas leur faute à elles, mais à moi. Je pense à toutes les mains sales qui ont tripoté ces ouvrages ; aux gens qui lisent dans leur bain, ou laissent leurs chiens s’asseoir sur leur livre, ou se curent le nez avant de tourner une page. Je pense aux gens qui mangent des chips au fromage puis lisent quelques chapitres sans s’être lavé les mains. Les livres de chez Tesco sont tout beaux, tout propres, eux.

Je me sentais vulnérable, et pourtant détendue et bien dans ma peau. Je me suis dit que vomir ou faire mes besoins devant lui me ferait le même effet.


Gail Honeyman - Eleanor Oliphant va très bien (Fleuve Editions-2017)

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