« Riche, on peut se permettre d’avoir tort, et même de l’avouer »

Kenton Nelson - The Big Red Purse, 2001 source


Bien qu’Edma Bautet-Lebrêche avouât avoir passé la cinquantaine (ce qui était vrai depuis douze ans), elle était juvénilement vêtue d’un tailleur coq de roche et d’un turban blanc, ensemble qui soulignait son extrême minceur, son visage légèrement chevalin aux yeux en amande un peu exorbités, et tout ce qu’elle laissait désigner comme sa «  dégaine princière  ».

«  Vous connaissez Nevers  ? demandait justement le chasseur. Est-ce que vous connaissez la route de Vierzon, quand on va vers la Loire et que…  »
Il s’arrêta, et l’expression un peu hagarde, joyeuse, qui le rajeunissait un peu plus encore, disparut de son visage.
«  J’en arrive… bégaya-t-il comme pour excuser cet air de bonheur, inattendu dans sa profession (car enfin tous ces jeunes gens, quand ils parlaient de leur province, ce n’était jamais que pour se féliciter d’en être parti).
–  Mais c’est très bien, dit-elle en souriant, d’aimer son pays natal. Moi, je suis née à Neuilly, bêtement, dans une clinique qui n’existe même plus. Je ne me rappelle pas le moindre bocage… Ce qui est très frustrant et très triste, continua-t-elle en riant aux éclats. Si, si, si… insista-t-elle (car Charley et le jeune homme riaient aussi, Charley par nervosité, et le jeune homme par bonne volonté). Si, si, si, ça m’a même beaucoup gênée pour lire Proust.  »


C’est là le privilège de la fortune, ma petite Clarisse. Riche, on peut se permettre d’avoir tort, et même de l’avouer.

Edma Bautet-Lebrêche, quoique toujours un peu rebutée par la forme de ses propos, ne laissait pas d’être vaguement approbatrice quant à leur fond. Ce rude bon sens, après les commentaires lointains, futiles et distants de ses amis mondains, cette appréhension brutale de la réalité traduite en termes joviaux et crus, lui semblaient finalement des plus réconfortants. Et même des plus tolérants, les sarcasmes brutaux de Simon n’ayant pas la moindre once de méchanceté  ; en somme, Simon Béjard n’était pas loin de représenter le «  peuple  » pour Edma Bautet-Lebrêche. Ce peuple qu’elle ne connaissait pas et dont l’avait séparée tout autant, sinon plus, que son mariage luxueux, une enfance laborieusement bourgeoise.

«  Mon grand-père Pasquier, par exemple, avait une superbe collection d’impressionnistes. Il avait acheté tout ça pour une bouchée de pain, naturellement  : des Utrillo, des Monet, des Vuillard, des Pissarro… tout ça pour trois francs, disait-il. Les grands bourgeois font toujours des affaires, vous avez remarqué  ?… Ils arrivent presque à acheter leur pain moins cher que leur concierge. Et en plus, ils en sont fiers…  »

Ce pauvre Armand Bautet-Lebrêche avait des horaires si magistralement établis qu’ils lui laissaient le temps d’être indifférent, largement le temps d’être heureux, à la rigueur, mais le temps d’être jaloux, donc malheureux, en aucune façon.

Chez les gens riches, cette passion des bonnes affaires était aussi vive qu’inutile. Mais cela rendait infini le champ de leurs opérations, puisqu’une réduction sur une paire de gants, chez une mercière, les intéressait tout autant qu’une réduction sur des zibelines, rue de la Paix, la situation financière de la mercière ne leur donnant pas plus d’inquiétude que celle du grand fourreur.

Elle ignorait que le snobisme, chez les gens riches, était aussi de trouver tout trop cher. Certains allaient même jusqu’à voyager en seconde, ce qui avait l’avantage de leur faire faire des économies  –  dont étaient toujours friandes les plus grosses fortunes  –  et de prétendre ainsi «  garder le contact  » avec le bon peuple français.

Décidément, tout est possible, à tout âge.  » Et cela la réconfortait dans sa trentaine à elle, cet âge «  ingrat  » puisque situé après les charmes de la jeunesse et avant ceux de la maturité  –  dixit Éric  ; âge «  faste  » puisque situé après les prétentions de la jeunesse et avant ceux de la maturité  –  dixit Julien. 


Elle s’était arrêtée à une table et fouillait son sac afin d’y retrouver un chéquier fatigué mais intact après six mois  ! Cela voulait dire qu’elle n’avait eu envie de rien pendant ces six mois et que personne non plus n’avait fait appel à elle  ! Et Clarisse se demanda laquelle des deux hypothèses était la plus honteuse et la plus triste.

Éric déambulait devant elle et se changeait sans un mot, mais il sifflotait, ce qui était mauvais signe. Pourtant Clarisse le regardait sans antipathie  : il l’avait arrachée cinq-dix minutes à ce temps troublé, sensible confus, exigeant, qu’est le temps passé en face de qui l’on aime, sans bien le connaître, ce temps avide et perpétuellement affamé.

La question est  : m’aimez-vous  ? et non pas  : pouvez-vous m’aimer  ? Ce n’est pas un choix que je vous demande de faire, c’est à un abandon que je vous demande de vous laisser aller.

La voix d’Edma n’avait plus rien de nonchalant. C’était une voix de femme d’ordre, la voix d’une femme qui avait commandé avec égoïsme et fermeté des années durant les différents assemblages de ses domestiques sans que jamais l’un d’eux puisse l’envoyer au diable aisément. C’était le ton d’une femme qui dans sa journée utilisait dix fois plus souvent les verbes au mode impératif qu’à tout autre, et ordonnait à sa femme de chambre, à son cuisinier, au maître d’hôtel, au chauffeur, au taxi éventuel, au vendeur, au mannequin, au salon de thé, dans les magasins, et rentrait chez elle et continuait avec les obéissances du matin. Le mode interrogatif et le présent indicatif étaient fort rares dans ce milieu doré. Le point d’exclamation suffisait à bien des questions. Il n’y avait plus que des futurs ou des imparfaits un peu partout, que l’on parlât de voyages ou d’amants. Et le présent, semblait-il, n’était plus recommandé que pour aborder le sujet maladies et troubles fonctionnels.

« C’était peut-être finalement une des passions les plus saines, quand on n’avait plus l’âge d’en avoir d’autres, que le snobisme », philosophait Charley en regardant Edma qui jetait du pain aux dauphins comme à des mouettes, du même geste qu’elle présentait les toasts au caviar ou le foie gras chez elle, probablement.


Françoise Sagan - La femme fardée (Stock-2011)

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