Il m’était plus facile d’être sage que viril

Ring Parade, 8 juin 1975 (vidéo)


Désormais autorisé à me coucher plus tard, je découvrais, le dimanche soir, les émissions de Guy Lux. L’animateur présentait tous ses invités avec la même ferveur, mais celle qui allait devenir mon idole avait droit à un traitement particulier. Après un préambule qui provoquait aussitôt les clameurs du public, Guy Lux l’annonçait en une exclamation dont Sophie Darel se faisait l’écho.
« SHEILAAAA ! »
Au sommet de l’escalier lumineux, la chanteuse apparaissait radieuse, impeccablement coiffée, les bras grands ouverts, sous les cris hystériques de ses fans.
Assis droit et tendu sur le canapé, je fixais l’écran.

(p. 36)

Les déjeuners de la semaine se déroulaient devant Midi Première, émission de variétés présentée par Danièle Gilbert et souvent diffusée en directe de villes de province. Les artistes venaient y chanter leur dernier quarante-cinq tours en play-back. On les voyait arpenter les rues en manteau de fourrure, bousculés par les spectateurs dans une ambiance de foire. On devinait à l’image tout à coup tremblante le trébuchement d’un caméraman, à la bande-son qui tardait à démarrer un câble malmené par la foule. Les artistes réagissaient plus ou moins bien à l’emballement inopiné du magnéto ou au bisou volé d’un fan agglutiné derrière la barrière de sécurité. Sheila, elle, continuait, en toutes circonstances, à chanter, tout sourires.
(pp. 51-52)

La majeure partie de ma cagnotte me servait à acheter les quarante-cinq tours que Sheila sortait à une fréquence effrénée j’écrivais mon nom sur les pochettes et les classais dans le range-disque de la table de mon électrophone.
(p. 54)

Je me ruais chaque semaine sur le dernier Télé Poche. Lorsque le nom de Sheila figurait sur la liste des invités de Guy Lux, je le relisais plusieurs fois. J’attendais impatiemment les trois minutes de visite de mon amie cathodique, redoutant que mon père opte pour le film programmé sur l’autre chaîne.
(pp. 38-39)

Il arrivait que l’on parle musique dans ma famille.
Mon cousin Jean-Jacques préférait Sylvie Vartan à Sheila parce qu’elle avait un plus beau cul.
Ma mère avait le béguin pour Julio Iglesias et Sacha Distel. En revanche, elle ne supportait pas Mireille Mathieu,
maniérée et mal fagotée.
Mon père aimait bien Gilbert Bécaud. À chacune de ses apparitions télévisuelles, il répétait : « Il a toujours sa cravate à pois ! » ou alors : « Tiens, c’est rare de le voir sans sa cravate à pois ! »
Ma grand-mère détestait Johnny Hallyday : « Il ne chante pas, il gueule ! »
Mon grand-père, lui, ne comprenait pas cette génération de chanteurs « tous infoutus de passer à la télé sans qu’une ribambelle de nègres se dandine autour d’eux ».

Leurs avis s’harmonisaient concernant le classique et l’opéra, regroupés sous le terme de
grande musique : tous trouvaient ça chiant.

(pp. 18-19)

En bas à droite, sous l’écran de notre télévision de marque Avia, était inscrit en lettres dorées De Luxe. La porte latérale dissimulait les boutons de commande. Pour obtenir la première chaîne, il était recommandé de ne pas appuyer trop fort sur le bouton, au risque de voir celui de la deuxième chaîne précédemment sélectionnée se déboîter en s’éjectant.
(p. 20)

Je rêvais d’un couvre-lit en fourrure, le même que celui de Mike Brant, en photo dans le magazine Podium. J’avais repéré sur le catalogue de La Redoute un modèle ressemblant, en acrylique. C’est celui-là que j’ai commandé pour Noël. J’ai reçu un dessus-de-lit en chenille moutarde.
Mike Brant s’est suicidé quelques mois après.

(p. 48)

J’aurais adoré être chanteur. Je me suis récemment mis au piano. Je prends des cours et peux m’accompagner par cœur sur Je suis malade. Je l’ai chanté à ma mère lors de son dernier séjour chez moi. À la fin de ma prestation, après un silence de quelques secondes, elle a levé la tête du dernier catalogue Leroy Merlin et m’a demandé : « Tes voisins ne rouspètent pas ? ».
(p. 17)

Je n’ai jamais su le vrai prénom du mari arabe de ma tante Marinette : tout le monde l’appelait Bibiche.
Bibiche vivait
comme nous, et toute la famille s’accordait à dire que c’était un gars bien. Il arrivait qu’on lui demande de faire son fameux couscous.

(p.12)

Je ne me servais jamais des roues que contenait la boîte de Lego que j’avais reçue pour Noël. Je les aurais volontiers échangées contre quelques briques ou morceaux de toiture. J’en manquais toujours pour construire la grande maison dans laquelle j’imaginais rassembler ma famille.
(p. 15)

Mes grands-parents m’emmenaient partout avec eux : j’étais poli, me tenais bien à table, ne faisais pas de bruit et ne réclamais rien. Il m’était plus facile d’être sage que viril.
(p. 27)

Les camarades de Fabrice étaient, comme lui, tous fans de football.
Invité à participer aux matchs après la cantine, je me postais sur le terrain en priant pour que personne ne me passe le ballon. Lorsqu’il m’arrivait dans les pieds, mes tirs aléatoires faisaient la joie de l’équipe adverse.
J’ai très vite été moins sollicité.

(p. 70)

Au collège, le bouboule du moment se nommait Larcher. Il était petit, gros, disgracieux et mal habillé. Un samedi, nous l’avions convié à se joindre à nous. Il avait pour consigne de nous attendre à l’arrêt Caponne Centre. À l’arrivée du bus, Larcher était là. Ne voyant pas nos têtes, il n’est pas monté. Cachés sous nos sièges, nous nous sommes tous levés d’un bond aussitôt les portes refermées, en lui faisant de grands signes ponctués de bras d’honneur en carafe au milieu de la route, il regardait le bus s’éloigner. Moi, je riais bruyamment, reconnaissant chez ce garçon en proie aux railleries un sentiment qui m’était familier.
(pp.78-79)

Lorsque ma mère a des soucis, elle dit toujours : « Vivement que… après on sera bien tranquille. »
Lorsqu’elle est
tranquille, ma mère s’ennuie.

(pp. 82-83)



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