Ce qui était écrit sur sa peau était plus fort que ne le seraient jamais une centaine de lettres

 Patients in various states of misery, at the Ohio Insane Asylum, 1946


Être sage, Ella savait ce que c’était. Elle le savait depuis toute petite. Être sage c’était survivre. C’était regarder sa mère se faire rouer de coups et ne rien dire pour ne pas y passer à son tour. Avoir la nausée parce qu’on était lâche de ne rien faire de plus. Prendre les coups une fois sa mère partie et ne jamais pleurer, ni montrer à quel point ils faisaient mal. Rentrer ses nattes sous ses vêtements, se fermer et travailler dur. Jour après jour après jour.
Mais être sage c’était seulement l’extérieur. L’intérieur était différent. C’était quelque chose qu’ils ne connaîtraient jamais.


Et chaque fois que la situation empire ici, je pense à elles. Enfermées aussi, parce qu’elles veulent autre chose, parce qu’elles veulent plus. Et je me dis, si elles arrivent à le supporter, je le peux aussi. Je vais rester ici et n’appartenir qu’à moi-même. Ni à mon père, ni à mon frère, ni à aucun homme.

Sous sa première remarque il écrivit : « Est-ce trop tard pour Miss Church ? »
Il songea de nouveau à son visage dans la salle commune : son visage renversé, un livre ouvert sur les genoux.
Un livre. Oui, elle était toujours avec un livre.
Il se pencha et griffonna :
Une chose me frappe immédiatement : la plus grande des nombreuses qualités que possède cette jeune femme est son amour de la lecture. Elle est autorisée à avoir un livre en permanence. Son père lui en a même laissé une pile quand il est venu lors de sa dernière visite désastreuse. Il s’agit là probablement d’un événement récurrent.
Contrairement à la musique, il a été démontré que la lecture pratiquée avec excès était dangereuse pour l’esprit féminin. Cela nous a été enseigné lors de nos tout premiers cours magistraux : les cellules masculines sont essentiellement cataboliques – actives et énergiques – tandis que les cellules féminines sont anaboliques – destinées à conserver l’énergie et soutenir la vie. Si un peu de lecture légère ne porte pas à conséquence, en revanche une dépression nerveuse s’ensuit quand la femme va à l’encontre de sa nature. Peut-être serait-il utile à Miss Church de faire une pause loin de ses livres ?

« Bon Dieu, Ella. Tu t’en
fiches ? Combien de temps se passera-t-il sans aucune lettre ? »
Ella avait envie de rétorquer qu’elle n’avait pas besoin de lettres. Qu’elle ne savait pas lire. Elle avait envie de rétorquer que ce qui était écrit sur sa peau était plus fort que ne le seraient jamais une centaine de lettres, mais la vue du visage blanc et farouche de Clem la réduisit au silence.

Anna Hope - La salle de bal (Gallimard Du Monde Entier-2017)

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