Bougnoule pour toujours

Boris Ignatovich - The Shower, 1931 ou 1935


« Au printemps, du jour au lendemain, c’est la guerre dans le jardin. Bulldozer, excavatrice, marteau-piqueur, pelles et pioches, le court de tennis ne fait pas long feu. On déracine deux châtaigniers pour faire passer les canalisations d’eau. Dans les tranchées, les cinq ouvriers suants sont tous, sauf leur chef, algériens, le papa dit « des Nordafs », torse nu même quand il ne fait pas chaud, un mouchoir sale noué autour du cou. À la pause, ils sont rieurs, moqueurs dans leur langue, surtout à mon endroit quand je les observe, posté à courte distance, perché sur un tas de parpaings. La maman a entrepris d’installer son transat, son orangeade, ses lunettes de soleil, son parasol, son bikini trop petit et son livre, « mon bouquin », dit-elle, à la frontière entre la pelouse et le chantier, pour bronzer. En la voyant, les ouvriers algériens ont recommencé à rire entre eux. Le campement de la maman n’a pas duré.
Les ouvriers algériens mangent des nouilles et des saucisses, se lavent à un robinet d’eau froide et dorment sur place dans une caravane. J’aimerais dormir avec eux, partager leur compagnie, me sentir bien.
Une connaissance du papa, un ophtalmologiste, invité à visiter la construction de notre piscine, me voyant heureux et souriant parmi ces forçats, dit que, petit brun comme je suis, je pourrais moi aussi passer pour un bougnoule. Bougnoule ? C’est un mot inconnu mais je sais par son bruit affreux entre les lèvres pincées de l’ophtalmo que c’est une méchanceté, une pourriture, que ce gros con veut me faire de la peine. Oui, mais voilà, bougnoule, il ne sait pas, il n’imagine même pas, bougnoule, ça me va, ça m’enchante. À l’école, je m’en vanterai comme d’une vertu auprès de mon instituteur médusé. Plus tard, plus vieux, d’autres insultes d’une autre espèce pleuvront, dont je ferai, bougnoule pour toujours, mes médailles, ma victoire, mon honneur. »

(La piscine) 
Gérard Lefort - Les amygdales (L’Olivier-2015)

Commentaires