Pont de Billancourt, 1974

Résidents du foyer Sonacotra de Saint-Denis en grève (1975)


« Martin m’a donné ce que je n’ai pas osé prendre du corps de l’immigré dans la tasse où je l’avais suivi, me dérobant au dernier moment, parce que j’étais littéralement soufflé par la déflagration que le désir de cet homme avait provoquée en moi et que je ne savais, si j’ose dire, pas par quel bout le prendre. Il faut que nous sachions faire, disait Martin, nos désirs sont trop forts et surtout ils sont trop importants, moralement, politiquement, dans les impasses où l’on veut nous confiner, pédés comme immigrés. Si nous ne savons pas nous finirons emmurés dans ces impasses, elles se refermeront sur nous, et ça plutôt crever disait-il. Où allait-il chercher la conscience de ces nécessités et leur formulation je n’ai jamais bien su, moi qui y suis toujours allé sans dire un mot, à l’instinct, qui engageais le corps comme les idées dans des logiques dont j’étais sûr mais que j’étais incapable de formuler. Quand on est dans la rue, que ça caillasse et ça lacrymogène, le corps doit filer souple, la respiration s’espacer, se faire profonde à l’abri des foulards, il faut jouer le profil, jamais rester de face, sur le bitume et entre les voitures, sous les portes cochères et dans les escaliers, il faut savoir courir et être bien chaussé, aussi un peu viser quand on balance des tables du quatrième étage, au corps il faut confier la force de nos désirs et de nos volontés, lui déléguer le soin de faire de nous des armes, mais donc aussi des cibles, et quand plus tard, la nuit, on allait rencontrer ces gars sur les chantiers, sautant les palissades, ces gars que le besoin de jouir ailleurs que dans leurs mains taraudait, vrillait de bas en haut, qui arpentaient ces terrains plus très vagues où tout le jour durant ils élevaient du logement pour les petits-bourgeois, c’est encore à nos corps qu’il fallait déléguer le soin de se cambrer au moment où l’un d’eux, sans faire de sentiment, nous enfilait d’un coup, ou presque, sans broncher, provoquant un regain de tension chez ceux qui n’avaient pas osé user de nous avec la même franchise, du coup se présentaient et presque agressivement sollicitaient nos bouches, respire disait Martin, et à l’odeur des hommes et de la nuit humide se mêlait le besoin de réguler l’assaut et la nécessité que nos vertèbres tiennent, lombaires comme cervicales, le souffle en trait d’union unifiant nos consciences, et mêmement nos jambes sur le sol inégal, continue disions-nous à celui ou à ceux qui faisaient leur affaire, nous rétribuaient parfois d’un salut fraternel, se fondaient dans la nuit où nous-mêmes disparaissions bientôt, jouir et faire jouir disais-je à Martin, le travail des soutiers accompli, mort aux vaches aux curés et aux flics, nous ne tirerons pas mais il faut que tout saute, et quel plaisir c’était celui que notre tête tirait des habiletés inouïes de nos corps tièdes et souples, comme des chiens s’ébattant dans des friches avant que la mort frappe. »


« En 1972, le corps de l’immigré que je ne toucherai pas deux ans plus tard me manque déjà, je le sais aujourd’hui que je peux envisager d’arriver à cinquante-quatre ans sans être assassiné nuitamment sur une plage et parce que je sais et parce que je suce. En 1974, quand en sortant du bus j’ai renoncé à suivre cet homme et sa promesse, je savais sans savoir qu’il me manquerait toujours. »


« Mais la récompense c’était trouver un de ces hommes ombreux dont le travail de chien taillait le corps quotidiennement à grands coups de sabre clair, un de ces paquets d’os tressés de muscles fins, gainé de nerfs tendus à rompre, recouvert de peau mate, souvent sèche, toujours tiède, ondoyant sous la poussée du désir, et çà et là plantée de prairie brune et rase, dont la vigueur reconnaissable au toucher, plus encore au goût, un rien salé, mêlé de sueur, signait l’inlassable vitalité qui parcourait ces corps pas encore tués par le travail ni par le temps. À ceux-là qui, hâtifs et peu rompus à la souplesse des gestes, aux élégances du langage, m’entraînaient dans les abris humides que les villes offrent quand il leur reste des friches, des dents creuses que la pression foncière n’a pas comblées, sans prononcer un mot, sans oser un regard, ne recourant qu’aux gestes, qui est tout ce qui vaut en ces lieux à ces heures – un léger effleurement d’épaule à épaule, tête baissée, mains au fond des poches, ou mains sorties de là où elles serraient le vide, l’une posée sur mon dos, l’autre entre leurs propres jambes, légère poussée de l’une, empoignade de l’autre sur l’enjeu de l’instant –, à ceux-là j’emboîtais le pas et je donnais ce que n’avait pas eu l’homme du pont de Billancourt, ces deux endroits du corps où les hommes peuvent s’ouvrir pour absorber ce qui, au-dedans d’autres corps comme en reflet d’eux-mêmes, passe toute mesure humaine et demande à s’éteindre en saccades animales, oui, comme des chiens sous les ponts, c’était un temps de chasse et les pavés luisaient, d’humidité, de foutre et bien souvent de sang, ça séchait là sur place, on ne nettoyait rien, mais depuis on a tout recouvert de bitume, c’est plus propre et le monde a tourné sur son axe. »


« Il avait un corps d’olivier, Massimo, noueux de bas en haut, mat, assombri par la broussaille des poils, petit, habitué à résister aux vents sans leur opposer de résistance, une force très simple et très sûre venue du fond de la terre, pas un gramme de gras, du sec, nerveux, torsadé, musculeux, nervuré, du relief à s’en mettre plein les mains, j’ai dit déjà la mémoire que mes paumes avaient conservée du dessin de sa queue, du réseau fin des veines qui l’irriguaient en surface, tout, j’ai tout gardé de lui imprimé dans mon corps, j’ai tant aimé m’ouvrir à ses poussées brutales, dictées par le sang neuf dont la vue de mon corps renouvelait l’afflux, brutales et attentives à ce qu’elles ne passent pas le cap de la violence qui toujours se tapit dans nos gestes d’amour, surtout en ces années où nous avions affaire, dans la rue, tous les jours, dans les paroles, les actes, dans les initiatives, les replis, les calculs, à cette question-là, qui est restée pendante pour nombre d’entre nous, et même sans doute pour ceux qui ont cru la trancher.
Nous avons beaucoup ri, avant tout, parce que la jouissance à ces étiages-là libère tant d’endorphines qu’elle saoule, qu’elle euphorise comme le fait le haschisch. Sentir son corps littéralement déchiré, mis en pièces par le plaisir et pourtant demeurer, rester entier, intègre, capable de pensée, c’est comme une victoire sur l’horizon de mort, ça lève des sourires, de grands appels d’air et des rires jaillis du creux des souffles courts. »


 

« On fait partie ou du problème ou de la solution. Entre les deux, il n'y a rien. »

Mathieu Riboulet - Entre les deux il n’y a rien (Verdier-2015)

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