Moulinex et Electrolux vs. Simone de Beauvoir



« Quelques jours plus tôt, j’avançais avec ma mère dans les allées bondées du salon des arts ménagers où elle m’avait traînée, et je n’en revenais pas de voir autant de femmes se passionner pour des engins électriques. J’avais imaginé que les femmes étaient devenues plus libres, plus indépendantes, et je mesurais à quel point elles étaient encore enchaînées à l’idée de la famille. De toute évidence ma mère était à sa place dans ce temple dédié aux ménagères. D’abord elle fut impressionnée par la télévision et la beauté des speakerines, modèles absolus de la femme moderne, surtout Catherine Langeais dont elle admirait l’élégance, le timbre posé de la voix, l’éclat du sourire et la perfection des coiffures. Ma mère était d’une curiosité enfantine qui m’amusa dans un premier temps, s’intéressant à tout ce qu’elle voyait et particulièrement à ce petit bataillon d’épouses parfaites qui se présentait au concours de « la fée de logis ». Tout la ravissait. Elle me fit remarquer les fiancées, celles qui ne portaient pas encore d’alliances mais de simples saphirs à l’annulaire. Les jeunes filles, bien plus jeunes que moi, légèrement crêpées, se pavanaient aux bras de leurs fiancés, cherchant à savoir si leurs futurs maris seraient prêts à s’endetter pour leur offrir tout le confort moderne. Ces jeunes couples amusaient ma mère. Ils me dégoûtaient légèrement. Elle trouvait les filles de plus en plus ravissantes. Je les trouvais de plus en plus ligotées. Quant aux garçons, elle les trouvait de moins en moins virils avec leurs pantalons en fuseau et leurs blousons en popeline trop étriqués. Je les trouvais de plus en plus rassurants. Mais je me suis bien gardée de lui donner mon avis. Enfin, elle marqua un vif intérêt à la démonstration d’une machine à laver faite par une hôtesse ravissante perchée sur un podium, blonde aux yeux bleus, dans une robe fleurie et empesée, fumant une cigarette américaine à bout doré en attendant que la lessive se fasse. […] Elle se demanda ce que les jeunes femmes allaient bien pouvoir faire de tout ce temps libre. Parce qu’elle ne doutait pas que toutes les jeunes femmes modernes allaient succomber à la tentation de tous ces engins électriques ! « La tentation, conclut-elle, est même une histoire biblique chez les femmes et tu penses bien que ceux qui font de la réclame le savent ! »« Elle m’amusait et j’essayais de lui expliquer que c’était surtout une émancipation non négligeable qui permettrait aux femmes de travailler en dehors de leurs foyers ; et que nous les femmes devions cette avancée bien plus à Moulinex et à Electrolux qu’à Simone de Beauvoir. » (p. 25)


« C’est aussi un homme très habile de ses mains. Il faut voir comment il attrape les objets sans jamais les briser ; et chaque fois qu’il me touche, ses mains ont le pouvoir de me faire réapparaître. C’est quand il me touche que je comprends que le reste du temps, sans lui, sans ses mains, je n’ai plus de corps, je disparais. […] Les mains de Jean sont plus puissantes que les miroirs. Je ne pensais pas être capable d’aimer à nouveau. J’ai cru toutes ces années que j’étais interdite d’aimer. » (p. 33)

Jean-Luc Seigle - Je vous écris dans le noir

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